
Innover avec son patrimoine, le brillant renouveau de Christofle
04 mars 2025
La longue et riche histoire de la plus grande maison d’orfèvre française s’écrit au musée des Arts décoratifs jusqu’au 20 avril prochain. Attentif aux plus belles expressions des arts appliqués, qu’elles s’expriment dans la mode, le design ou plus généralement l’art de vivre, Make it happen saisit cette réjouissante occasion pour revenir sur la genèse d’une manufacture d’exception dont l’actuelle présidente, Émilie Viargues, a su refaire briller les lettres de noblesse tout en l’inscrivant dans les problématiques de son temps.
À l’instar de Baccarat pour la cristallerie ou Bernardaud pour la porcelaine, la maison Christofle est devenue une référence incontournable en matière d’art de vivre à la française. Depuis le XIXe siècle, elle se dresse sur les tables du pouvoir – Christofle est le fournisseur officiel de Louis-Philippe puis de Napoléon III – et de la haute société, de lieux prestigieux tels que les palaces (le Ritz), les trains (l’Orient-Express) ou les avions légendaires (le Concorde), avant de s’introduire plus largement dans la société grâce au développement du métal argenté.
On reconnaît une grande maison notamment à sa capacité d’innover sur le temps long et à renouveler son langage formel par-delà les modes et les circonstances. Cette disposition se manifeste dès ses débuts à travers la figure de son créateur Charles Christofle, bijoutier de formation qui se lance dans l’orfèvrerie en 1830 et dont le coup de maître tient dans l’acquisition de brevets de dorure et d’argenture électrolytiques : ces derniers vont en effet lui permettre de fournir en grand nombre des objets en métal argenté, et ainsi de démocratiser le luxe en donnant à la petite bourgeoisie la possibilité d’accéder à l’argenterie sans payer le prix fort de l’argent massif. Ainsi la manufacture s’accorde-t-elle aux besoins mais aussi aux styles de son époque en suivant l’évolution des modes de vie et des usages. Elle transcrit le goût de son temps dans ses objets : les courbes de l’Art Nouveau, les lignes strictes de l’Art Déco ou encore les fantaisies décoratives de l’orientalisme ou du japonisme, entre autres motifs intarissables d’inspiration… Christofle allie l’acquisition régulière de nouvelles techniques (guillochage, incrustation, galvanoplastie, etc.) avec une riche créativité, en s’attachant les services des plus grands noms de l’art et du design : parmi les nombreuses personnalités mises à contribution, citons les artistes César et Arman sous l’impulsion de Tony Bouilhet (directeur des années 1930 jusqu’à la fin des années 1960, proche des cercles artistiques d’avant-garde), les designers Gio Ponti et Luc Lanuel pour le style Art Déco, ou Lino Sabattini témoin de l’élégance du design des années 1950. Les années 1970 inaugurent l’ère du « Christofle contemporain », alors que les années 2000 scellent la collaboration fructueuse avec la grande designeuse Andrée Putman… jusqu’à Pharrell Williams, talent protéiforme représentatif des contributions de l’époque la plus récente.
À l’appui d’un millier de pièces de premier choix, l’exposition Christofle, une brillante histoire se fait la vitrine de cette capacité d’invention incessamment renouvelée. Surtouts, cloches, soupières, saucières, salières, légumiers, plats et assiettes de toutes tailles, service à thé ou café, innombrables déclinaisons de couverts (qui viennent encore se complexifier dans la seconde partie du XIXe avec des ustensiles destinés à des usages exclusifs), ne sont que quelques exemples de la pléthorique cohorte de pièces à son catalogue depuis deux siècles. Une scénographie sobre déploie les principales périodes de la maison – on y croise aussi bien les grands éléments traditionnels que les créations contemporaines – et relève la gageure de nous ouvrir à la fois au beau et à l’utile : on se délecte à la vue de pièces relevant du plus haut degré de l’artisanat d’art, mais l’on en comprend également le processus de fabrication. Christofle n’oublie jamais les mains sans lesquelles rien ne pourrait advenir ; ce choix de montrer le travail manuel se retrouve d’ailleurs dans la reconstitution d’un atelier d’orfèvre – en référence à la manufacture d’origine à Saint-Denis.
Quelques mises en scène de tables mythiques viennent parachever ce riche parcours, la scénographie cédant la place à davantage de féérie pour présenter le long de fils suspendus les différentes typologies de pièces du fameux service Vertigo d’Andrée Putman, caractérisé par son anneau en torsion. Toute la virtuosité du savoir-faire Christofle semble résumée dans ce tourbillon de formes promises à un perpétuel renouvellement.
Cette exposition patrimoniale dans un haut lieu de l’art décoratif prend tout son sens eu égard à la nouvelle vision portée par la dernière direction de la maison. Sa mue, Christofle la doit en effet à sa directrice, Émilie Viargues, et à l’équipe qu’elle s’est choisie. Travailleuse acharnée, elle avance au défi et se risque à se réinventer dans chaque poste qu’elle occupe, portée par une ambition pugnace et partageuse. Elle arrive en 2020 dans une entreprise en perte de vitesse à laquelle elle entreprend de redonner tout son lustre. Son postulat de départ – qui s’est avéré gagnant, son chiffre d’affaires ayant bondi en l’espace de quelques années – est de promouvoir le patrimoine de la marque pour s’adresser aux jeunes générations. C’est donc paradoxalement en embrassant son passé que Christofle parvient à s’inscrire pleinement dans son époque, en projetant son avenir dans des problématiques de durabilité et de transmission, tandis que l’identité visuelle de la marque et sa communication sont revues en profondeur. Émilie Viargues met par ailleurs l’accent sur le travail de la manufacture structuré autour des orfèvres et des artisans d’excellence des usines de Yainville en Normandie. Fondamentales pour l’entreprise, ces compétences se sont progressivement taries (la manufacture compte aujourd’hui environ 150 artisans quand elle avait jusqu’à 1600 ouvriers en 1890), raison pour laquelle elle porte son effort sur la formation et le recrutement des métiers d’expertise de la métallurgie. Malgré ce travail de sauvegarde des savoir-faire, elle sait qu’elle ne pourra atteindre la productivité qu’elle vise ; c’est ainsi que s’impose l’idée de puiser dans les collections du passé et de consacrer une partie de l’activité à la remise en état et à la revente de pièces vintage. Elle réaffecte de la sorte une valeur et un sens à ces pièces qui ont déjà eu d’autres vies, ont circulé dans d’autres mains, se sont transmises au sein d’une même famille ou ont voyagé pour nous revenir parfois de très loin – ce que raconte de façon très complète l’exposition du musée des Arts décoratifs. La notion d’obsolescence disparaît au profit d’une valorisation des anciennes collections : rien ne se perd, tout doit pouvoir se restaurer et continuer à inspirer les productions actuelles. Ainsi favorise-t-elle le dépassement d’une approche antagoniste neuf/ancien pour les faire jouer en complémentarité. Le studio de création et le patrimoine sont les deux faces de la réussite d’une maison qui s’inscrit de plein pied dans le XXIe siècle, en continuant à développer des lignes innovantes tout en encourageant une économie circulaire. Par ces approches inédites qui puisent dans le patrimoine de la maison les ferments d’une histoire qui parle au présent, le Christofle de l’ère Viargues s’anime d’un souffle nouveau qui devrait le porter loin.
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Pour en savoir plus : catalogue de l’exposition Christofle : une brillante histoire, Audrey Gay-Mazuel (dir.), Les Arts Décoratifs, 2024. / www.christofle.com